Il commence à y avoir un peu de monde. Normal, c'est la pause de Midi dans les bureaux. Je suis levé depuis 4h du matin, puisque j'ai du conduire jusqu'à l’entrepôt pour récupérer des légumes. Le livreur s'est fait virer et on a du trouver une solution de dernière minute. Heureusement, j'ai enfin commencé à prendre des cours de conduite. J'ai l'impression que je commence à me débrouiller un peu mieux qu'avant, maintenant que j'ai quelqu'un pour m'expliquer les choses comme il faut ! Avant, j'improvisais plus ou moins après avoir appris sur le tas. Comme tout le reste en fait... J'ai toujours appris les choses comme ça. Par nécessité, pour garder mon travail ou même pour survivre dans certaines situations. Je suis flexible, quelqu'un qui s'adapte facilement. Est-ce que c'est une qualité ? Probablement, surtout dans une ville comme Tokyo où la vie n'est pas toujours paisible.

Je souris à la jeune femme qui me parle. Elle me complimente sur mes tatouages, et je crois qu'elle essaye de me draguer un petit peu. Putain, elle est désespérée ou quoi pour draguer un type qui vend des légumes ?... J'échange quelques mots avec elle, tout en restant poli. Dieu bénisse le Japonais, avec cette langue on peut rester neutre tout en se montrant respectueux pour envoyer chier les gens poliment. Quand j'arrive enfin à m'en débarrasser, après lui avoir souhaité une bonne journée, je soupire et lève les yeux au ciel. Ouf. Elle est partie. Bon, ok elle était plutôt mignonne et elle avait l'air gentille. Mais j'ai quelqu'un maintenant. Un garçon, certes. Mais j'aime aussi les femmes. Je n'ai jamais été fermé quand il est question d'amour, même si je n'ai pas eu énormément d'expériences malgré mon grand âge.

Il reste encore une petite vieille qui me raconte aussi sa vie, puisqu'elle viens me voir tous les jours. Je crois qu'elle doit se sentir un peu seule, alors je prend toujours quelques minutes pour lui parler aussi. Je trouve ça triste, de ne plus avoir personne à un certain âge. Je suis resté avec mes parents jusqu'au bout, même s'ils sont morts en étant relativement jeunes, vers la soixantaine. La maladie a emporté mon père et ma mère l'a suivi à cause de chagrin je suppose. Elle ne s'est pas suicidée, mais je pense qu'elle s'est laissée partir, sans lutter.

La vieille dame me confie que son petit fils viens de finir le collège, et qu'il commence le lycée à Kita. Elle est fière de lui, parce que contrairement à son père qui est un bon à rien le petit lui étudie comme il faut.

« Je suppose que Nobu-kun doit tenir de sa mère alors. Votre fille a fait des études il me semble ? »

Oui, elle a passé un diplôme de secrétaire. C'est déjà beaucoup à Tokyo, quand on sais que certains ne finissent même pas le collège bien que ce soit censé être obligatoire jusqu'à seize ans. Jusqu'à la majorité... Après avoir souhaité une bonne journée à la vieille dame, j’accueille le client suivant avec un sourire. Je lui encaisse sa petite salade, puis la lui met dans un sac avec une paire de couverts biodégradables. Chez légumes + on est écolo. Puis aussi... C'est nettement moins cher que le plastique.

« 130 yens s'il vous plaît. »

Le type cherche sa monnaie et j'ai le temps de voir son visage. Je fronce les sourcils. Il me dit vaguement quelque chose. Je l'ai peut-être déjà croisé quelque part ? Il est jeune. Peut-être au Cassis, où travaille Akane. Ou alors, c'était un élève de Nakano quand je travaillais encore là-bas ? A force de le dévisager avec insistance, il finit par se rendre compte que je le fixe dans les moindre détails. Akane me dit souvent que je fait un peu flipper quand je regarde les gens avec insistance. Ah, ça doit être parce que je n'ai pas l'air spécialement aimable. Je n'ai pas la gentillesse sur le visage. Au contraire, j'ai un visage plutôt froid.

« Excusez moi, ce n'était pas très poli de vous regarder comme ça. Mais j'ai l'impression de vous avoir déjà vu. Est-ce que vous étiez élève à Nakano ? Ou alors, vous fréquentez peut être le Cassis ? C'est un petit bar pas très loin d'ici. »

J'ai vraiment horreur des moments gênants. Putain, c'est horrible. J'esquisse un petit sourire crispé quand il me dit qu'il n'est pas allé à l'école, et que vu le peu de yens qu'il a sur lui il n'a pas les moyens d'aller boire. Aller Asami. C'est pas ton problème, tu peux pas sauver tous les malheureux de Tokyo, il y en a trop pour un seul homme. La gamin me touche la main, me demande si je lui fais du gringue avant de me dire que je suis un chouilla trop vieux pour lui. Nouveau sourire crispé suivi d'un petit rire. Il me fait peut être une blagounette, pour détendre l'ambiance vu ma tronche. Une boutade quoi ! Mais ce n'est pas très rigolo.

Après qu'il ait récupéré son sac et sa monnaie, le type s'en va. Je lui souhaite tout de même une bonne journée. Alors qu'il s'éloigne d'un pas décidé vers la porte je m'imagine tout un tas de trucs. Peut-être qu'il trouve pas de travail. Peut-être qu'il est toxico. Ou il a des dettes ? J'en sais rien, tout ce que je vois c'est que ce pauvre gars est dans une mauvaise passe. J'espère pour lui que ça va finir par s'arranger, surtout qu'il a l'air jeune. Il doit avoir à peu près le même âge que mon petit ami Akane.

Mais avant que j'ai le temps de me poser plus de questions, j'entend un gros BOUM. AH le con ! Il aurait pu casser ma porte ! Ou se faire vraiment mal. Je fais le tour de la caisse, pour le relever. Sa capuche est tombée et je fronce les sourcils en voyant un peu mieux son visage. Bon, c'est plus un gamin. Mais je crois que je le reconnait. A, B, C... C'est quoi son prénom déjà ? A... Aina. ça y est, ça me reviens. D'un geste un peu sec je le relève et le regarde d'un air froid. Si j'ai été embauché comme pion à Nakano, c'est parce que les petits caïds du collège e chiaient dessus rien que quand je les regardais de travers. Aina n'était pas un sale gosse. Bon, il a fait quelques conneries, mais rien de bien méchant. Pourtant, il a disparu de la circulation après une bêtise dont je me souviens vaguement. ça remonte à il y a longtemps aussi...

Pour m'assurer qu'il ne parte pas, je sors les clefs de la poche arrière de mon jean et ferme le magasin. Il est 13h45, je devais fermer à 13h30. Autant dire que j'ai suffisamment dépassé. Il ré ouvrira à 15h, comme prévu, quand l'équipe de l'après midi viendra. J'attrape Aina par le col, pour le traîner dans la réserve. Merde, comment il en et arrivé là ? Pourtant il était loin d'être con comme gamin. Une fois dans la petite salle de pause, je lui montre la chaise pour qu'il pose ses fesses. Il obéit, bien sagement. J'allume une cigarette, met en route la cafetière et le fixe longuement en me posant tout un tas de questions.

« Qu'est-ce qui t'es arrivé, Aina, pour tomber si bas ? T'étais intelligent pourtant comme gamin. T'as pas continué tes études ? Tu prends de la drogue ? »

Aina n'est plus un jeune garçon. Maintenant, il a la vingtaine et probablement à peu près l'âge de mon actuel petit ami, Akane. Mais ça, il n'a pas besoin de le savoir. Je ne compte pas lui exposer ma vie privée et amoureuse, tout comme je n'ai aucune envie qu'il me parle de la sienne. Même si dans le fond, j'aimerai qu'il me dise qu'il s'est trouvé une gentille fille respectable avec qui il est heureux.

Je tire sur une cigarette et souffle sur mon café tout en l'écoutant. Au moins, il m'assure qu'il est clean et qu'il a continué ses études. ça me rassure, je dois l'avouer... J'aurais été particulièrement déçu s'il avait arrêté, même si je sais que ça ne doit pas être évident à financer. Il a probablement un petit boulot à coté d'ailleurs. J'espère que c'est un job étudiant honnête, qu'il ne va pas faire Host à Harajuku ou vendre de la drogue...

Après m'avoir assuré qu'il avait simplement oublié son porte monnaie, il me demande comment est-ce que je me suis retrouvé vendeur dans un magasin de fuits et légumes. J'esquisse un petit sourire en coin et bois une gorgée de café tout en le regardant. Ah, ça l'intrigue n'est-ce pas ?

« J'en avais marre des gamins de Nakano. J'ai enchaîné les boulots, puis j'ai atterri ici. J'ai commencé comme simple employé et maintenant je suis manager et responsable de la boutique de Chiyoda. Il y en a une autre à l'ouest qui viens d'ouvrir, mais du coup c'est le grand patron qui s'en occupe. Moi je reste dans ce magasin là. »

J'ai toujours eu des boulots plus ou moins honnête. Je crois que le truc le plus louche que j'ai fait, c'est videur dans une boite de nuit et club de strip tease dans les bas quartiers de Tokyo. Mais c'est de l'histoire ancienne... Maintenant, je ne suis officiellement qu'un simple vendeur de légumes. Officieusement je suis aussi employé par le gouvernement Japonais pour enquêter sur le trafic d'organes et les laboratoires clandestins qui pullulent du côté de Meguro. J'ai repris le travail de Genji, qui avait sauvé Akane après qu'on lui ait chouré un rein l'an dernier alors qu'il rentrais du Cassis. Genji s'est fait griller, alors on l'a tout simplement sorti de Tokyo pour l'envoyer à Okinawa.

Si ça venait à m'arriver aussi, le gouvernement ferais sans doute en sorte de nous faire sortir aussi Akane et moi. J'ai toujours voulu sortir mais... Maintenant que j'en ai la possibilité, je ne suis pas certain de forcément vouloir. J'ai tout de même quarante ans. Je ne suis plus un jeune homme de la vingtaine, encore plein de rêves et d'espoirs. Dehors, il n'y aurait sans doute pas grand chose pour moi. Par contre Akane lui pourrait réaliser son rêve, et ouvrir un petit bar sympathique où des groupes de rock du coin viendraient jouer. Au pire, je pourrais toujours apprendre à être barman avec lui, non ? ça n'a pas l'air extrêmement compliqué, une fois qu'on a pris le coup.

« Tu as un petit boulot pour financer tes études de médecine ? J'espère que c'est légal, Aina-kun. »

Heureusement, le gosse a un travail honnête. Barman. Je serais bien mal placé de lui dire de changer, puisque mon propre petit ami est barman lui aussi. Je suppose donc que Aina travaille dans un endroit à peu près réglo, sans doute tenu par un Yakuza vu la ville où nous vivons mais... C'est déjà mieux que rien. J'espère que ce n'est pas dans un quartier trop louche ou dans un club de strip tease un peu dégueulasse. Le genre d'endroit où moi j'ai travaillé comme videur... L'avantage c'est que maintenant je sais faire un cocktail molotov et me servir d'une arme. Mais ça Aina n'a pas besoin de le savoir. A ses yeux, je dois rester un exemple d'honnêteté et de droiture.

« J'ai pas besoin de pécho. Et fais attention à toi, pense à bien te protéger avec tes partenaires. »

Bon je ne suis pas le mec le plus fun du monde. Lui il me parle de jolies filles et moi je pense aux MST ou à une grossesse. Certes... On fait plus léger comme discussion ! Je tire sur ma cigarette et bois une gorgée de café. Peut-être que je devrais m'excuser d'avoir été un peu lugubre.

« On sais jamais hein, une MST ça peut te rester à vie, comme le sida par exemple. Ou un enfant, ça coûte cher d'avorter et c'est encore plus cher à élever. Alors fais attention. »

Oups. C'est l'inverse de ce que j'aurais du dire. Mais je ne peux pas m'empêcher de rester sérieux avec lui. Il n'a pas de père... Alors malgré moi, sans rien avoir demandé j'ai hérité de ce rôle là quand j'étais son surveillant au collège.

« Désolé, je plombe toujours l'ambiance. Akane me le dit tout le temps. »

Akane ? J'en ai trop dit. ça attire son attention. Je soupire et lève les yeux au ciel. Bon il semblerait que je vais devoir lui parler de ma petite vie privée... Parce qu'il ne va pas me lâcher.

« C'est mon partenaire. Il est barman aussi. Et oui, c'est un homme. D'ailleurs vous avez à peu près le même âge je crois. »

Est-ce que je suis un vieux pervers dégoûtant maintenant ?

Asami le vieux cochon. ça y est, je suis fiché je crois. Je bois une gorgée de café et hausse les épaules quand Aina me demande si ce n'est pas un peu étrange :

« Vu son âge et puisqu'il était élève à Nakano, si, j'ai du le croiser. Mais il devait être relativement sage, vu que je l'ai jamais eu dans mon bureau et que je ne me souviens pas d'avoir attrapé par le col un gamin qui s’appelait Moriyama. »

Donc je suppose que Akane et moi, on a pas du se croiser souvent quand il était au collège. Je l'ai peut-être vu pour faire justifier un mot d'absence ou autre... Mais je ne me souviens pas de lui. On en a jamais vraiment parlé d'ailleurs, de cette coïncidence. Le Collège de Nakano est après tout assez grand, et mon petit ami avait une famille calme. C'est pas le genre de petit con que j'ai du dresser. Au moins, quand j'étais pion là-bas... Le collège était calme. Ce n'est plus vraiment le cas depuis quelques années, d'après ce que j'ai pu comprendre. Ah, faut croire que je faisais suffisamment flipper les gosses pour qu'ils se tiennent à carreau.

Aina pourtant m'a toujours vu comme un gros nounours. J'esquisse un sourire amusé. C'est vrai que je ne suis pas méchant. Juste autoritaire. Et les gosses l'avaient bien compris. Ma petite vie tranquille me va bien aussi. Seulement, elle n'est pas aussi calme et paisible que ce que pense Aina... Loin de là même. Mais je ne peux pas en parler avec lui. Ni avec personne d'autre d'ailleurs, j'ai une couverture à tenir. Mon ancien élève ne se doute certainement pas que le soir parfois, je sors armé jusqu'aux dents à Meguro pour enquêter sur les laboratoires clandestins où ont lieu du trafic d'organes et autres expérimentations un peu glauques.

« J'allais pas demander une mutation au lycée juste pour tes beaux yeux. Et puis... J'en ai eu marre aussi, après quelques temps. ça m'emmerdait de jouer à la police avec les gosses, même si j'ai été utile et que j'espère en avoir remis au moins un ou deux sur le droit chemin. On peut pas sauver tout le monde. »

Au moins, j'ai pu sauver Aina. Du moins ça en a tout l'air puisqu'il est désormais étudiant en médecine. C'est qu'il a bien travaillé et qu'il a été réglo je suppose. C'est une bonne chose... Il y a beaucoup trop de gosses qui tournent mal ici. Par facilité, ou par dépit. C'est bien plus simple de vendre de la came que de travailler correctement à l'école malheureusement.

« Au moins toi, tu as bien tourné. Tu n'as pas pris un mauvais chemin et je suis fier de toi. »

Les compliments c'est pas trop mon truc. C'est presque aussi rare que de me voir sourire... Mais au moins, quand je dis quelque chose, on sait que c'est sincère.

« Tu comptes faire quoi, après tes études de médecine ? Tu as déjà choisi une spécialité ou pas encore ? »